Chapitre saucisse
La rue des Bérurier est en plein émoi lorsque je me pointe : une camionnette de dépannage Darty garée en double file bloque la circulation.
Je planque mon Audi sur un berceau et me dirige pedibus vers l'immeuble du Gravos. Les chauffeurs klaxonnent, tempêtent, vectivent par les portières, tupèrent contre ces empêcheurs de rouler en cons. Un tomobiliste, lui infliger dix secondes de retard, c'est le pire outrage qu'il puisse subir. Ça le rend aussitôt voisin de l'hystérie. Plus rien ne compte que cette immobilisation forcée. Il en oublie sa tronche de rat crevé, les pellicules qui neigent sur son blazer, les perfidies de ses collaborateurs, les brimades de ses chefs, l'ombre de l'ANPE, son ulcère du duodénum, les ragnes interminables de sa mégère, l'explosion de la chaudière du chauffage central, ses économies investies en Euro-Tunnel, les préservatifs usagés découverts dans la chambre de sa gamine de douze ans, les bas jarretières qu'enfile son fils aîné pour sortir le soir et même, oui même, que sa sacro-sainte chignole doit passer la semaine prochaine au contrôle technique avec de fortes chances d'être recalée.
— Pourquoi vous gueulez comme ça ? lancé-je devant la kangoo jaune et bleu, ils font leur boulot, ces mecs.
Tout juste si je ne me retrouve pas lynché haut et court. Voilà plus de quarante minutes que les dépanneurs bouchent la rue ! Qu'ils montrent le bout de leur nez et ça va être leur fête ! La vindicte des chauffards est sans pitié.
Peu me chalant 20 cet incident, je grimpe par volées de quatre les marches de l'escadrin béruréen.
L'huis (Mariano) étant entrebâillé, je m'abstiens de frapper et investis le capharnaüm qui tient lieu de hall d'entrée à ce couple d'exception. On y trouve tout, mieux qu'à la Samaritaine : une paire de pantoufles sentant la botte négligée, une botte de caoutchouc fleurant l'égout, une canne sans pommeau, un parapluie sans baleines, une casquette sans visière, un fauteuil sans accoudoirs, une chaise percée, un arrosoir crevé, un casier de bouteilles vides, un casier judiciaire plein, un pot de chambre patiné, un vase de Soissons, les œuvres incomplètes de Sang-en-tonneau, une petite musique de nuit, un tiens, deux tu-l'auras, trois navets et un pater, plus une patère austère à laquelle sont accrochées deux salopettes de dépanneurs Darty.
Un mugissement de guenon en gésine attire mes pas vers le salon où un spectacle de choix m'attend. En tout et pour tout vêtue d'un porte-jarretelles et de sa médaille de baptême, Berthe est allongée à plat ventre sur un grand barbu à casquette, lui-même étendu sur le dos à même le tapis, un authentique Persan-Beaumont du XVIIIe (tendance Marcadet-Poissonniers). Mais c'est le barbu, kilim, pas le tapis. Et il n'est pas le seul, puisque son collègue, un gringalet avec des bubons dans le dos, besogne sur la face nord, la plus charnue et rebondie de la dame Bérurière.
— Plus vite, les gars ! les encourage Berthe. Ça vient.
Je me racle la gorge.
— Hum, hum ! Je ne dérange pas, au moins ?
De saisissement, le maigreleux décule, m'avise et tente de masquer son bigoudi qui perd aussitôt de sa prestance et pique dangereusement vers le parquet.
— Ah ! C'est vous, commissaire, minaude la Gravosse sans cesser de s'agiter sur le barbu. Escusez mon négligé, mais j'étais en train de donner un pourboire à ces deux charmants garçons qui viendent juste de m'installer un nouveau lave-vaisselle. Et comme j'avais pas de monnaie…
— Je vous en prie, Berthe, finissez de distribuer vos étrennes.
B.B. réalise soudain que l'un de ses orifices est laissé vacant et tance vertement le déserteur.
— Eh bien, la Crevure, qui c'est qui t'a permis de sortir de mon prose ?
Penaud, le Darty's man tente de se relancer à la manivelle, mais le moral n'y est plus.
— C'est l'arrivée de Monsieur qui m'a coupé la chique… s'excuse-t-il en me montrant du doigt.
Cela donne une très mauvaise idée à la Vachasse.
— Antoine, vous qui tendez sur commande, vous ne pourriez pas remplacer cet incapable au pied lavé ?
— Pardonnez-moi, chère amie, mais je n'ai pas demandé audience à votre dernier repas. Je ne suis pas venu me faire un gros cul, mais voir un gros con.
— Si c'est de mon homme que vous causez, il est pas là, il donne ses cours.
— Ses cours ? estomaqué-je.
— Sifflet ! Il enseigne le music-hall à la Maison de l'Inculture et de la Jaunisse de l'arrondissement, rue Saddam Hossein 21 , c'est à deux pas d'ici.
Béru prof de music-hall ? Cette pensée m'époustoubouriffe tandis que je m'évacue en souplesse.
— Eh toi, le débandeur, gronde Berthaga hors champ, mets-moi au moins tes doigts dans le fion, qu'on en finisse !
*
* *
Je pénètre dans une petite salle de théâtre plutôt douillette, fauteuils de velours rouge et lumières mordorées. Côté public, six personnages en quête de hauteur, entourant un Béru plus rubicond que la lune, luisant comme un suppositoire qui aurait peu servi, et fringué d'une tenue de jogging sanieuse.
Sur la scène, une jeune fille en jupe plissée et chemisier brodé, blonde et plus gironde que les alentours de Bordeaux, se contorsionne à la façon d'un mime venant d'avaler un paratonnerre imaginaire.
Béru m'entrevoit, barre ses limaces labiales pour m'intimer le silence et me fait signe de déposer la plus noble partie de mon individu à ses côtés.
— C'est Magali, une surdouée, me chuchote le Gros en désignant la fille en scène. Mais j'ai l'impression qu'elle a un trou. Bouge pas, Tonio, j' vas aller lui souffler.
Il quitte son siège, escalade les marches qui mènent à l'estrade avec la suffisance d'un metteur en scène amerlock réglant les derniers détails avant sa première au Carnegie Hall. Il prend la place de la jeune artiste et lui intime l'ordre de suivre ses recommandations.
— Regarde bien, Magali, c'est tout simp'…
L'Hénaurme se concentre, ferme les poings, clôt les yeux et craque une louise à faire péter la galerie des glaces. Près de moi, les autres élèves applaudissent.
— A toi, maintenant ! dit A.-B.B. à sa pouliche.
Mais Magali a beau se tortiller dans tous les sens, elle ne parvient pas à trouver l'écho. Soupçonneux, Béru glisse soudain la main sous la jupe de la jeunette et fourrage entre ses cuisses.
— Evidemment, c'est bouché, là-d'dans ! T'as encore bouffé du riz ! Je n'veux pas de constipute dans mon cours, c'est bien compris ?
Magali baisse les yeux et acquiesce, honteuse.
— Tu vas me prend' trois cuillerées d'huile de ricin tous les matins, à jeun, pendant huit jours.
Béru revient près de moi.
— Ces jeunes… On a beau leur z-y expliquer… Jean-Marie, c'est à toi.
Un grand type un peu voûté et doté d'un nez bourgeonnant prend à son tour place sur scène.
— J' t'écoute ! dit Béru.
Là, c'est un festival. Le garçon lâche une perle digne des plus grands joailliers. Son pet dure deux minutes, modulé, presque harmonique. Je crois reconnaître la musique altière du « Régiment de Sambre et Meuse ». A la fin, c'est une ovation. Même le Gravos y va de son compliment.
— Ça, c'est du pet ! Y avait tout là-d'dans, la technique et la sensibilité. Bravo, mais si j' devrais pinailler, j'dirais quand même qu' la note finale déviait su' une touche graillonne d' mauvais aloi, Jean-Marie. J' t' conseille deux comprimés de lactéol avant chaque cours, on n'est jamais assez prudent.
Plus docte qu'un prof d'université, Béru se lève pour signifier que la leçon est terminée.
— A la s'maine prochaine, mes chers élèves. Je vous rappelle cette règ' fondamentale : plus que vous serrez l' sphinx-à-terre, plus vos pets sont aigus, plus vous r'lâcherez vot' coquelicot, plus les notes sont graves. Mais attention aux graves, c'est c'qui fait la fortune des teintureriers.
Lorsque la troupe s'est dissipée, Béru daigne enfin m'expliquer :
— Tu connais Tibère Landoffi, l' député d' ma circoncision. On est devenus potes rapport que j'y ai arrangé ses affaires. Des lavedus lu cherchaient du suif comme quoi y f'sait voter des érecteurs bidon. On m'a chargé d' l'enquête et j'ai mis en terrine 22 ses listes électorables.
Alexandre endigue ma velléité de protestation. Ses arguments sont massues.
— Attends, San-A ! Les mecs qui votent, qu'y soyent vivants ou morts, présents ou z'absents, ça change quoive, au bout du conte ? Toutes façons, y savent même pas pour qui y glissent le bulletin dans les burnes. D'puis, Tibère est opticien pour moi ! En remerciement d' mes services vomis 23 , y m'a proposé c' job. Vingt mille par mois plus une carte du parti gratos. Alors j' m'ai fait porter pâle de la Rousse, protestant d'une grippe intestine. Tu voudrerais pas qu' je passasse à côté d'une grande carrière politique, non ?
— Et tu enseignes quoi, au juste ?
— L'espression corporelle. C't' un art dans l'air du temps. Comme je sus pas trop versatile dans la danse, la gymnastique et tous ces sports d' pucelles, j' m'ai rappelé de mon enfance. Dans c'temps, les pétomanes tenaient l'devant d'la scène. J'me souviens d'un qui t'interprétait la Marseillaise plus mieux bien que les cuivres d' la garde Républicaine. Si on y réfléchit, la pétomanie est tombée en mansuétude ! Reusement, certains hommes de devoir maintiennent la tradition. Mais ça reste confiné à la couche nuptiale. Il est temps qu'une nouvelle génération d' péteurs vienne prend' l' relais des anciens.
— Tu as sûrement raison, mon Béru.
L'Immonde entrevoit mon désarroi et son haleine de poivrot se transforme aussitôt en une bouffée d'amitié.
— Ho ! T'as pas l'air dans ton assiette, mon San-A. Attends, j' pose mon slip d' travail et on va s'en jeter un.
*
* *
On s'en est jeté plusieurs, t'avais pronostiqué, p'tit malin ! Béru commence a en avoir un sacré coup dans les galoches. Sa biture, il se l'est forgée main, toute au muscadet-sur-lie. Je l'ai escorté quant à la qualité du breuvage, mais en sautant deux tournées sur trois.
Nous avons suivi le chemin de croix de ses bistrots favoris et à chaque station Alexandre était accueilli tel le Messie. On a trinqué avec de nobles figures, patinées au beaujolais, lustrées aux anis, burinées au calva dégustation. J'adore le Paris des quartiers populaires. Il y flotte encore des relents de province. Et même si l'accent parigot est partout supplanté par le parler rebeux (ouais, ouais, tête de mort bouffon de keuf) cela n'altère en rien l'atmosphère de village. Du côté de Sousse, de Bejaia ou de Safi, on trouve aussi de bien jolis petits bleds.
Nous sommes justement attablés devant une montagne de couscous à peine moins élevée que le Djebel Mondo, le Gravos et moi. Il était temps que Bigzob éponge ses litrons de vinasse. Il s'enfile tout à tour seize merguez, deux poulets, le collier d'un agneau tout entier, ses deux épaules et son plus beau gigot, une cargaison de semoule, le tout poussé par trois litres de gris de boulaouane. Sur les légumes, en revanche, Sa Majesté boude un peu, affirmant qu'il déteste bouffer pour rien.
Repu, ventru, congestionné, il balance une myriade de rots sonnants et trébuchants qui n'est pas sans évoquer une gerbe d'étoiles filantes.
— Tu ne pètes plus ? m'étonné-je.
— Ah, non ! Ça m' rappelle le boulot.
Il s'éponge le front avec sa serviette barbouillant celui-ci de grains de couscous et de gras de merguez, pousse un soupir hautement chargé de remugles divers et avariés et me fixe droit dans les yeux. Son regard est celui d'un phacochère en rut en proie à une indigestion de fourmis géantes.
— T' sais, me dit-il, j' bois, j' mange, mais j' t'écoute.
— C'est vrai qu'il n'y a qu'avec les oreilles que tu ne te goinfres pas.
— Bon, j' résume la situation, attaque-t-il, après avoir fait signe à Mohamed d'ouvrir une nouvelle boutanche. Ton Antoine finit majordome de sa promotion et désintègre la Rousse. Bienvʼnue au clube ! Pour fêter ça, y va faire l' guignol dans une partie de rave organisée par Mélanie Godemiche, une potesse à lui. Tout s' déroule sans concombre jusqu'à ce que la môme soye retrouvée scrafée dans un fossé, les légumes intimes ablationnées et les nichons taillés au scooter.
Béru marque une pause, le temps de s'expédier un glass de rosé dans le corgnolon.
— Jusque z'à présent, rien de grave, sauf pour la Mélanie, poursuit-il. Mais voilà que c't' étourdi d'Antoine a paumé su l' lieu du crime sa gapette avec son blaze écrit dessus comme sur le Port-Salut. Y t' met au parfum et tu pointes ton museau du côté de Chartres, là où ce qu'on fait un pâté de volaille et gibier dont je te recommande particulièrement. N'à propos, tu prendrerais pas une pâtisserie orientable, Tonio ?
— Sans façon, mais ne te gêne pas.
Béru se fait apporter une corbeille chargée de desserts dont le plus léger est constitué d'amandes et de fruits confits frits dans de l'huile d'arachide, enrobés de miel et saupoudrés de sucre glace. Il dévore quelques-uns de ces délices de calife avant de reprendre.
— Tu rencont' Mathilde, la belle-doche à Mélanie, une nymphowoman qui d'vrait raffoler d' mon braque, à l'occasion. Elle t'apprend que d'puis la mort d' son mari dans un accident de chiasse, sa belle-fille pétait les plombs et passait son temps à faire la java et à s' bourrer les naseaux. Le fils du contremaît' d' la ferme, un demeuré du cervelet… Comment qu'y s' blasent, déjà, ces deux-là ? Je m' souviens plus trop, j'ai dû m'assouplir quèques secondes pendant que tu racontais.
— Le père s'appelle Aimé et le fils Martial.
— Banco ! Le débilos t' lance su la chaude piste d'un certain Paco, dis-l'heure de haut viol, avec son Q.G. à Rome, la cité des Popes où-ce que tu l' traques. Antoine t'ayant filoché vous v' faites cravater par le Balafré. Comme v's' êtes pas des manches à cul, vous réussivez à lui échapper et y passe sous un autobus.
— Un tramway ! rectifié-je.
— On va pas chipoter pour si peu. Tu rent' de Rome en ayant acquéri la certitude…
L'Ignoble est saisi d'un doute.
— Ça se dit, acquéri ?
— Certains le disent, oui.
— Ce serait pas mieux acquéssi ?
— Peut-être, admets-je pour ne pas le contrarier.
Rasséréné, Béru continue.
— Tu as donc acquéssi la certitude que Paco n'a pas tué Mélanie. En revanche par cont', le cousin Nicolas était mouillé dans le trafic de dope, vu qu'y avait ciglé un big pacson recta et en liquide.
— Bravo pour cette analyse.
— Et c'est pas tout, reprend le Mastard stimulé par ce satisfecit. A peine que t'es d' retour de la cité des Dodges, Annick Hatouva, jugette 24 d'introduction, agrafe ton mouflet et lui fait passer son examen. A l'heure actuelle où nous mettons sous presse, Antoine est en cabane à la maison d'arrêt de Chartres.
— Je suis sûr qu'il est innocent…
— Moi, j't' croive, mais qu'est-ce tu veux, y paye les pots cassés par ses parents biotoniques !
Nouvelle rincette de l'arrière-gorge et Béru revient au résumé de mon enquête.
— N'ensute, avec le commissaire Roykeau bien connu des services de police vu qu'il en fait partie, vous v' rendussez chez Nicolas. L' garçon avoue avoir carmé la dette de sa cousine en chourant l' pognozof dans l' coffiot d' son père, Braquemart-André.
— Jacquemart !
— Lui-même. Seulement voilà qu' l' jeunot vous braque avec un magnum qu'était même pas de Champagne, blesse le Chartré et s' casse avec une grosse enveloppe. Là-dessuce, comprenant qu' la présence de ton Béru préféré d'venait indispensab', tu rappliques et nous sommes là, à boire de conserve pou' le meilleur et pou' le Pirée, c'qu'est la marque indébile d'une véritab' amitié.
Afin de me témoigner ladite amitié, il m'attrape par le cou, mais dans le mouvement, sa bedaine entraîne la nappe en papier et je me prends la saucière d'harissa sur la braguette. Tu pourrais croire que je viens de violer un pensionnat de vierges certifiées conformes.
L'Ineffable se morfond en excuses, selon sa propre expression, et la serveuse s'empresse de m'embarquer vers les toilettes pour réparer l'outrage à mon bénouze, elle frotte avec tant d'énergie, la mignonne, que la séance de nettoyage se termine en levrette au-dessus de la cuvette des chiottes avec ablutions finales à grands coups de chasse d'eau. A présent, la fermeture Eclair de mon futal est enrichie de nouveaux motifs qui ne sont pas sans rappeler la course de l'escargot après une longue averse. Le romantisme de la situation ne t'aura pas échappé, j'espère.
Lorsque je le rejoins, Béru est dans tous ses Etretat (comme il se plaît à le dire), Mohamed, le patron du couscous'house, vient de lui apporter le téléphone sans fil de la Casbah et le Gros s'explique avec une Berthe déchaînée. La Baleine ne lui reproche pas les treize bistrots visités pour l'apéritif, mais d'avoir effectué ce parcours du combattant sans même la convier. Alexandre-Benoît rétorque qu'elle devait aller au cinéma avec Alfred, le coiffeur. Ce à quoi Berthe réplique qu'après une livraison Darty, on n'a plus besoin d'aller au cinoche. De bonne composition, Béru admet et s'excuse platement pour ce malentendu. N'empêche qu'il ne pige pas trop pourquoi Berthaga l'a traqué jusqu'en ces ultimes retranchements berbères.
C'est là, vieille pomme, que ton San-Antonio réintègre le devant de la scène. Figure-toi que le commissaire Roykeau a tenté de me joindre cent mille fois sur mon portable, mais mon Nokia, après vérification, est plus déchargé que le dernier facteur qui s'est pointé chez Berthe. Flic jusqu'au bout des ongles de sa main valide, Nanard a fini par obtenir mon bigophone de Saint-Cloud où on lui a conseillé d'essayer chez les Bérurier.
Big Pomme me tend le combiné car sa rombière veut me causer. La voix gluante de la Vorace s'insinue dans mes esgourdes.
— Je tenais à vous informer, commissaire, qu'aussitôt après votre départ, le petit maigre a retrouvé la forme et qu'il m'a limé le derche tant et si mieux que j'ai joui du cul. V'voyez c'que vous avez raté ?
— J'ose espérer que ce n'est pas pour me narrer vos orgasmes anaux que vous vouliez me parler, très chère Berthe ?
— Méchant ! susurre-t-elle. Tu sais bien que je suis toute à toi, de fond en comble, de la cave au grenier, du sol au plafond 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 392 jours par an ! C'est quand tu veux où tu veux…
— Qu'a dit le commissaire Roykeau ? m'impatienté-je.
— Que vous deviez le rejoindre de toute urgence à l'hôpital de Chartres. Chambre 69, je pouvais pas oublier un tel numéro.
— Merci.
— Je vais me toucher, là maintenant, tout d'suite, rien qu'en pensant à vous, Antoine.
— Lavez-vous les mains avant ! conseillé-je en raccrochant.
*
* *
Dans la série scoumoune, mon Audi S3 bi-turbo mayonnaise que j'avais garée devant une porte casher (celle du rabbi du quartier), a été enlevée par la fourrière. Pas le temps d'aller la dédouaner chez les racketteurs de la maison Bourdille. On embarque donc à bord de la Citron de Béru, une DS 21 flamboyant neuve qui vient tout juste de remplacer sa Onze légère et légendaire.
Minuit carillonne lorsqu'on déboule à l'hosto de Chartres. La nuit y est tranquille. On ne déplore que quelques accidents de la circulation, un règlement de comptes entre beaux-frères de vin, la fracture du bassin d'un mec ayant sauté en parapente du dernier étage de son H.L.M. après avoir fumé les géraniums de sa voisine de palier. Le train-train, quoi.
Il faut montrer patte blanche pour arriver jusqu'à la piaule de Roykeau tant l'effervescence poulardine est vive en ce lieu réputé calme, paisible, mortel à l'occasion.
La paluche bandée du commissaire a triplé de volume et sans le goutte-à-goutte qui lui distille du sirop de bonheur, mon collègue jonglerait copieux. Il met quelques secondes à me reconnaître et s'attarde sur Gradubide.
— Salut, Bernard. Je te présente mon second, l'inspecteur Bérurier.
Roykeau vote au Gravos un regard admiratif.
— Alors c'est vous Queue d'âne ?
Alexandre rosit sous l'effet de la flatterie.
— Faut rien exagegérer… J'ai connu des ânes qui me dépassaient de quéques centimètres. Pas la majorité des bourricots, j' le con-fesse.
Je décide de recentrer le débat.
— C'est pour mesurer nos bites que tu nous as fait venir en pleine noye ?
Roykeau a l'œil luisant et le front perlé de sueur. M'est avis que pour l'instant l'infection mène deux à zéro contre les antibiotiques, mais on n'est qu'au début du match.
— Un nouveau crime, San-A ! souffle-t-il, exténué.
— Précise ! l'exhorté-je.
— Aussi horrible que celui de Mélanie.
Ses paroles me font un drôle d'effet. Un peu comme lorsque tu débarques en un lieu inconnu qui te semble étrangement familier.
Pour ne rien te cacher, je m'attendais à un truc de ce style. J'étais même certain que d'autres meurtres identiques à celui de la petite Godemiche allaient se produire incessamment sous peu. Tu sais pourquoi ? Parce que ce genre de crimes sordides sont toujours le fait de serial killers. Et par définition, un tueur en série ne frappe jamais qu'une seule fois.
— Raconte !
— Une jeune fille éventrée, ablation des organes, les seins lacérés, le même rituel, quoi !
— Où ça ?
— Dans un petit bois de la région. Pas très loin de la ferme du Pinson-Tournan où a eu lieu le premier meurtre. C'est le médecin de Bourg-Moilogne qui a découvert la fille. Le corps a été transporté à la gendarmerie de ce village. L'un de mes adjoints, le lieutenant Deport, se trouve encore sur place.
Mon âme est partagée entre deux sentiments. La détresse de n'avoir pu arrêter le coupable avant qu'il ne récidive et la joie à l'idée que ce nouvel assassinat innocente mon Antoine puisqu'il est au ballon.
Je souhaiterais l'opinion de Béru sur ce coup de théâtre, mais autant demander son avis à une platée de tripes à la mode de Caen. Le Goret s'est endormi sur le second lit, narines et sphincter béants, les unes et l'autre libérant le trop-plein de ses miasmes digestifs.
Je m'adresse donc à son voisin de grabat.
— Je vais m'occuper de cette nouvelle affaire, Bernard. Mais je compte sur toi pour demander au juge Hatouva la libération de mon fils dès les premières lueurs de l'aube.
— Ce ne sera pas la peine, marmonne Roykeau sans gaieté de cœur, Antoine s'est évadé hier en début d'après-midi.